Son silence depuis des semaines pesait sur le Québec.
Il y a des silences qui pèsent lourd dans le monde du sport. Celui qu’a laissé Rodger Brulotte ces dernières semaines en fait partie.
Pendant que les Blue Jays de Toronto participent à la première Série mondiale disputée par une équipe canadienne depuis trois décennies, l’un des piliers de la culture baseball au Québec traverse, loin des projecteurs, le plus grand combat de sa vie.
Celui qu’on appelle affectueusement « Pantoufle » n’est pas derrière le micro de TVA Sports pour commenter les exploits de Vladimir Guerrero fils. Il se bat contre une tumeur cancéreuse qui a bien failli le priver de l’usage de ses jambes.
La nouvelle a frappé comme un coup de batte en plein cœur. Car Rodger Brulotte, c’est bien plus qu’un analyste de baseball. C’est une voix et une mémoire, une institution du Québec.
Depuis plus de cinquante ans, il fait partie du décor sportif montréalais. Et le voir aujourd’hui cloué à un fauteuil, corset au dos, après une lourde opération, émeut toute une génération de partisans qui ont grandi avec ses « Bonsoir, elle est partie ! ».
Pendant que le Canada vibre au rythme des séries, celui qui a incarné le baseball à Montréal regarde le match depuis une chambre d’hôpital.
Tout a commencé par un mal de dos, banal en apparence. Un inconfort persistant, que Rodger attribuait à la fatigue ou à l’âge.
Mais en septembre, la douleur est devenue insupportable. Son médecin de famille, le docteur Luc Lasalle, l’a convaincu d’aller passer un scan au CHUM, non sans lui recommander d’apporter un pyjama : signe qu’il pressentait quelque chose de grave.
Rodger, fidèle à son humour et à sa tête dure, a répondu :
« Es-tu malade ? J’ai juste mal au dos ! »
Mais le médecin avait raison. Les images ont révélé une tumeur logée contre la sixième vertèbre dorsale. Une opération délicate s’imposait. Le risque : la paralysie.
L’intervention, d’une durée de cinq heures, a exigé la précision incroyable d'un médecin et le courage d’un soldat. À son réveil, Rodger n’a eu qu’une seule question :
« Est-ce que je peux bouger les pieds ? »
Quand le chirurgien lui a confirmé que oui, les larmes ont coulé. Lui qui n’avait « jamais pleuré de sa vie » venait de vivre le moment le plus bouleversant de son existence.
Le lendemain, malgré la douleur, il plaisantait déjà avec le personnel soignant. C’est tout Brulotte : incapable de s’apitoyer, toujours prêt à rire, même au bord du gouffre.
Ceux qui ont connu Rodger depuis les années Expos le décrivent comme un roc au cœur tendre.
Dans ces années où les Expos faisaient vibrer Montréal, Rodger était l’âme du club, le secrétaire de route qui tenait tout ensemble.
En 1979, alors que les Expos entamaient leur première vraie course au championnat, il travaillait au marketing aux côtés de Roger D. Landry. Ensemble, ils ont inventé Youppi. C’est dire à quel point il a marqué la culture montréalaise.
Et puis, il y a cette fameuse anecdote de West Palm Beach, que Réjean Tremblay a racontée. Son premier camp d’entraînement avec les Expos. Rodger lui avait fait croire que son accréditation de presse lui donnait droit aux hot dogs et à la bière gratuits. I
ll lui avait passé la commande complète de l’équipe : moutarde, relish, salade de chou, O’Keefe, Labatt, Coke...
"Je suis revenu fier comme un paon avec 15 hot dogs, avant de me faire dire que la facture s’élevait à 75 $. Je pensais avoir flingué mon per diem. Quand je suis revenu, Rodger riait aux larmes. Il riait si fort que j’ai juré de le haïr jusqu’à la fin de mes jours. Mais hier encore, je l’aimais comme un frère." affirme Tremblay.
Ce qui définit Rodger Brulotte, c’est cette joie contagieuse. Pantoufle, c’est le gars qu’on retrouve à toutes les cérémonies, toujours en train d’embrasser, de saluer, de blaguer.
À 78 ans, il court encore Montréal cinq jours par semaine. Il donne de son temps à tous, aide des inconnus, décroche le téléphone pour appeler François Legault, Joey Saputo ou France-Margaret Bélanger quand il peut donner un coup de pouce à quelqu’un dans le besoin.
Ce n’est pas une légende : il l’a déjà fait, souvent. Son cœur est aussi grand que sa voix.
Ce cœur, il le partage depuis quinze ans avec Pascale, sa femme, son roc, son ange gardien. Pendant toute sa maladie, elle a été à ses côtés, jour et nuit, malgré son travail exigeant chez Bombardier. Rodger ne tarit pas d’éloges :
« Pascale a surpassé tout ce que je savais d’elle. Elle arrive à l’hôpital avec le sourire, toujours là pour m’encourager. » Dans la tourmente, il a découvert une force nouvelle : celle de l’amour véritable. Il se bat, oui, mais jamais seul.
Et même dans la maladie, Rodger demeure fidèle à son sens du pardon et à sa grandeur d’âme. Quand il a été fait citoyen honoraire de Montréal, il aurait pu savourer la reconnaissance.
Il a plutôt choisi d’inviter Claude Brochu, l’homme que plusieurs tenaient responsable du départ des Expos. Pantoufle voulait lui dire merci. Merci d’avoir essayé de sauver le club. Ce geste, à lui seul, résume la noblesse du personnage : jamais rancunier, toujours tourné vers la lumière.
Aujourd’hui, il affronte un adversaire plus coriace qu’aucun lanceur des ligues majeures. Le cancer l’a frappé de plein fouet. Mais ceux qui le connaissent savent qu’il n’a jamais reculé devant un défi.
Il a survécu aux saisons sans baseball, aux Expos disparus, aux revers de la vie. Et il survivra à celui-là. Parce que Rodger Brulotte, c’est une énergie, une foi, une voix qu’on n’éteint pas.
Sa plus grande peine, ce n’est pas la douleur ni la peur. C’est de ne pas être derrière le micro pendant que les Blue Jays écrivent l’histoire.
« Ironie du sort, la maladie m’a frappé pendant la période que je préfère au baseball », dit-il. Et tout le Québec ressent ce vide.
Parce qu’un match sans Rodger, c’est un été sans soleil.
Alors, pendant que Toronto rêve d’un autre drapeau, Montréal pense à son ambassadeur du baseball. Le Québec entier se serre autour de lui, de Pascale, de leurs proches.
On se remémore ses fous rires, ses chroniques, sa voix unique. Et on se dit qu’il reviendra. Peut-être pas demain, mais bientôt.
Parce que Rodger Brulotte, lui, ne connaît qu’une seule stratégie : frapper la balle jusqu’à la clôture, et courir, coûte que coûte, vers le marbre.
