C’est une véritable onde de choc qui secoue le Québec. Une commotion identitaire. Une blessure nationale qu’on croyait cicatrisée, mais qui saigne encore.
Maurice Richard, le Rocket, le héros de tout un peuple, celui qui a porté sur ses épaules les rêves, les frustrations et la fierté des Canadiens français opprimés, a été exploité par l’organisation même qui l’a immortalisé. Le Canadien de Montréal.
Ce n’est pas une spéculation. Ce n’est pas une légende urbaine. C’est un fait. C’est désormais documenté. Et c’est Réjean Tremblay, dans un article déchirant et historique sur Punching Race, qui révèle l’ampleur de cette trahison.
« Maurice n’était pas riche. Pour arriver dans ses fins de mois, il vendait des lignes à pêche et des agrès. Le Canadien l’avait exploité toute sa carrière et il avait quitté l’Organisation avec une énorme rancœur », écrit Tremblay, comme un coup de poing à la mâchoire du mythe.
Maurice Richard, celui qu’on acclame encore aujourd’hui avec des larmes aux yeux lorsqu’on revoit la fermeture du Forum de Montréal, a passé les dernières années de sa vie à vendre des articles de pêche pour survivre.
Le Canadien de Montréal, empire glorieux et lucratif, a abandonné son plus grand héros dans l’indifférence. Une honte. Une tache indélébile sur l’uniforme sacré du tricolore.
La commotion ne fait que commencer lorsque l’on gratte les archives salariales du Rocket. Maurice Richard n’a pas seulement été exploité symboliquement ou psychologiquement par l’organisation du Canadien de Montréal. Il a été littéralement dépouillé sur le plan économique.
En 1942, année de ses débuts avec le CH, Maurice Richard touchait un maigre salaire de 5000 $ par année, accompagné d’une prime de 1000 $.
À l’époque déjà, son impact sur la glace était fulgurant. Mais le plafond salarial de la LNH était une honte oppressive : 7500 $ par joueur, 70 000 $ par équipe. La cage dorée.
Même lorsqu’il était au sommet de son art, brisant tous les records et devenant le premier joueur de l’histoire à marquer 50 buts en 50 matchs, son salaire n’a jamais reflété sa véritable valeur.
En 1956-57, il signait un contrat de 12 000 $ avec un modeste bonus de 2000 $ pour ses 20 premiers buts. C’était à peine mieux qu’un employé syndiqué hautement qualifié de l’époque.
Au moment de sa dernière saison, en 1959-60, le Rocket touchait 25 000 $, soit environ 264 535 $ en dollars de 2024 selon nos calculs. Un chiffre qui, en soi, pourrait paraître acceptable… jusqu’à ce qu’on le mette en contexte.
À cette même époque, les grands de la MLB et de la NFL touchaient déjà des salaires au-delà des 50 000 $, certains dépassant même les 100 000 $.
Et que dire de la disparité avec Jean Béliveau, pourtant une recrue à ses débuts, qui fut mieux rémunéré que Richard. Une aberration soulignée dans ses propres mémoires.
Certains tenteront de justifier ces chiffres en évoquant la Grande Dépression ou les politiques salariales restrictives de la LNH.
Mais cela ne tient pas. Maurice Richard était l’attraction principale de toute la ligue, un phénomène qui remplissait les gradins, vendait les journaux, faisait vibrer les ondes radio et incarnait la passion d’un peuple.
Et pourtant, il n’a jamais eu les moyens de sa notoriété. Le Rocket a quitté la Ligue avec moins d’argent que certains de ses contemporains qui n’ont jamais marqué l’histoire. Comment une telle anomalie peut-elle s’expliquer?
Maurice Richard était sous-payé et exploité parce qu’il était canadien-français, mais pas seulement. Le fait que Jean Béliveau était plus payé que lui en tant que recrue prouve que ce n'était pas juste une question linguistique et ethnique.
On comprend mieux aujourd’hui la rancœur silencieuse de Maurice Richard. Ce n’était pas de l’ingratitude, ni de du ressentiment. C’était la lucidité douloureuse d’un homme qui savait qu’il avait été sacrifié par ceux qui l’avaient le plus applaudi.
Le Rocket n’a jamais réclamé la gloire. Il voulait jouer, gagner, faire vibrer. Il ne s’est jamais battu pour son salaire – peut-être parce qu’il ne savait même pas qu’il le méritait davantage. C’est cette résignation-là, ce manque d’outils pour se défendre, qui rend l’histoire encore plus déchirante.
Pendant que Maurice vendait des agrès de pêche dans son sous-sol, le Canadien capitalisait sur sa légende.
Le Rocket, ce n’était pas juste du hockey. C’était l’étincelle de la Révolution tranquille. C’était le cri de ralliement d’un peuple humilié, colonisé, silencieux, qui se levait pour la première fois.
Richard, c’était notre poing levé. Et pendant qu’il faisait vibrer le Forum, pendant qu’il laissait sa sueur et son sang sur la glace, les dirigeants du Canadien — à l’époque anglo-dominants — l’exploitaient froidement.
Il ne savait pas négocier. Il ne parlait pas la langue de ses patrons. Il n’avait pas les outils pour se défendre. Et ils le savaient.
Ils ont profité de son humilité, de sa réserve, de son instinct d’ouvrier. Pendant que la LNH empochait des millions, Richard se faisait payer des miettes.
Les mots de Réjean Tremblay brisent le coeur.
« Vous ne pouvez pas comprendre ce temps des années 40 et 50 où tous les patrons étaient des foremen et des boss. Où les Anglos s’installaient dans une région, y construisaient une usine pendant que les Francos bâtissaient une grosse église pour le curé et sa bonne et allaient travailler à l’usine pour payer l’église.», résume le journaliste.
Et le Rocket était le seul qui faisait lever la tête du peuple.
Comment une organisation aussi puissante, aussi légendaire que le Canadien de Montréal, a-t-elle pu abandonner son plus grand joueur de l’histoire?
Comment expliquer que Maurice Richard a dû quémander une forme de reconnaissance, des décennies après avoir quitté la patinoire?
La réponse réside dans le récit glaçant d’André Tranchemontagne, vice-président marketing de Molson à l’époque, qui a finalement réussi, à force de pression et de critiques médiatiques répétées de Réjean Tremblay, à ramener le Rocket dans le giron de la brasserie Molson.
Un geste tardif, mais salvateur, qui lui a permis de vivre correctement avec un montant forfaitaire équivalent à 20 ans de salaire : environ 300 000 dollars à l’époque.
Un rattrapage. Une réparation. Un pansement sur une plaie béante. Mais Maurice Richard n’a jamais été riche. Il n’a jamais pu goûter à l’aisance que son statut méritait. Et c’est un scandale absolu.
Maurice Richard n’était pas qu’un joueur. Il était une icône, un repère, un monument. Et pourtant, il a terminé sa vie dans un bungalow modeste de la rue Péloquin, dans un quartier tranquille de Montréal.
Ceux qui l’ont visité s’en souviennent : il entreposait ses stocks de pêche dans le sous-sol, tapis d’Ozite vert au sol, vendant cannes et hameçons pour joindre les deux bouts.
« Il s’endormait dans son fauteuil berçant pendant que je lui parlais », raconte Réjean Tremblay. Une image bouleversante d’un homme brisé, fatigué, oublié.
Et pourtant, lorsqu’est venu le temps de fermer le Forum, c’est encore lui qu’on a mis de l’avant. C’est encore lui que le peuple a acclamé.
Dix minutes d’ovation debout, les larmes aux yeux, les poings serrés. La réalisation télé américaine ne savait plus quoi faire. Le monde entier assistait à un moment historique. Une réhabilitation publique, mais une hypocrisie privée.
Car pendant que la foule criait son amour, Maurice Richard savait. Il savait ce qu’il avait enduré. Il savait ce que le Canadien lui avait refusé. Il savait ce qu’il avait perdu.
Le plus tragique dans cette histoire, c’est que Maurice Richard n’a jamais voulu être un martyr. Il n’a jamais haï le Canadien. Il était blessé. Il était en colère. Mais il ne l’a jamais dit haut et fort. Il ne s’est jamais plaint. Il a encaissé, dignement, avec cette retenue typique d’une génération soumise.
Il appelait encore les siens des « Canadiens-français ». Il ne s’est jamais prétendu Québécois. Il était resté fidèle à son époque, à ses racines. Mais il a porté un peuple sur ses épaules. Et ce peuple ne savait pas — jusqu’à aujourd’hui — qu’il avait été abandonné par ceux qui l’avaient propulsé.
« Maurice Richard était un esclave », avait dit le personnage de Jérôme Labrie dans Lance et Compte – La Reconquête. Une phrase forte. Peut-être excessive quand on l'entend la première fois. Mais aujourd’hui, elle prend un sens terriblement réaliste.
On ne pourra jamais oublier cette image de Maurice qui vendait des articles de pêche, pendant que le CH engrangeait les profits.
Cette révélation, cet article de Réjean Tremblay, ce rappel brutal de l’injustice subie par Maurice Richard, doit réveiller les consciences.
Le Canadien de Montréal doit faire plus. Encore aujourd’hui. Il doit reconnaître ses erreurs. Il doit nommer cette exploitation. Il doit ouvrir ses livres, raconter la vérité, et s’assurer que plus jamais un héros ne soit ainsi bafoué.
La commotion est réelle. Historique. Culturelle. Identitaire.
Et ce n’est qu’en confrontant cette vérité qu’on pourra enfin honorer Maurice Richard à la hauteur de ce qu’il a été : un géant. Un martyr silencieux. Et le cœur battant du Québec.
Cette dissonance entre la grandeur de son héritage et la médiocrité de son traitement est l’une des plus grandes injustices de l’histoire du sport québécois.
Aujourd’hui, on le célèbre, on lui dresse des statues, on lui décerne le titre de personnage historique du Québec. Mais pendant sa vie, il n’a jamais récolté les fruits de ce qu’il a semé.
La vérité, c’est que Maurice Richard a été appauvri par l’organisation qui l’a propulsé. Il a été payé comme un employé ordinaire alors qu’il générait des millions. Il a été instrumentalisé, folklorisé, puis laissé à l’écart… jusqu’à ce qu’on ait de nouveau besoin de son image.
Ce n’est pas juste une histoire de hockey. C’est une histoire de classe. De langue. De pouvoir.
Et comme toute tragédie québécoise, ça commence avec l’amour… et ça se termine dans le silence et la gêne.