Derrière l’explosion brutale de Florian Xhekaj au Centre Bell, derrière le combat sauvage contre Dakota Mermis, derrière la passe décisive sur le but de Josh Anderson qui a fait 4-0 contre les Leafs lors d’un samedi chargé d’émotion, il y a eu un moment de vulnérabilité presque passé sous le radar, un détail minuscule sur la glace mais immense pour l’âme d’une famille.
Au terme du match, alors que les joueurs regagnaient les vestiaires, Florian est retourné seul près du filet adverse, tête penchée, fouillant la glace, cherchant non pas un ruban ou un protège-dents, mais un médaillon.
On ne parle pas d'un bijou quelconque, mais un symbole chargé d’histoire, de douleur et de survie.
Ce médaillon lui a été remis cet été par son père Jack à son retour d’un voyage en Albanie, une pièce identitaire représentant leur culture d’origine. (le fameux aigle en or de l'Albanie).
Florian l’a perdu dans l’échange de coups, littéralement arraché de son cou dans la tempête du combat. Et ce geste, ce retour désespéré sur la glace après la sirène, dit tout du poids de cet objet et de ce qu’il incarne pour les Xhekaj.
Parce que chez cette famille, rien n’est banal. Rien n’est léger. Chaque victoire a été gagnée sur un champ de ruines, et chaque symbole a une racine profonde.
La trajectoire des Xhekaj, avant même d’atteindre une patinoire de la LNH, est marquée par l’exil et la guerre.
Leur père, Jack, est né au Kosovo, dans la région de Drenas, au cœur d’une décennie de répression brutale contre les Albanais sous le régime de Slobodan Milošević.
Les hommes disparaissaient, emprisonnés pour avoir simplement affirmé leur identité, et son propre père, donc le grand-père de Florian et Arber, a été incarcéré pendant 19 mois dans une prison serbe.
La violence était systémique, les arrestations arbitraires, les tortures documentées, les disparitions tragiquement banales.
Les femmes, quant à elles, vivaient dans la terreur quotidienne de se faire agresser. Dans certains villages, les jeunes filles s’enduisaient volontairement de boue pour tenter de paraître moins attirantes et échapper aux soldats.
Dans la famille Xhekaj, ces histoires ne sont ni des mythes ni des légendes: ce sont des souvenirs transmis, des témoignages vécus, encore portés par les sœurs de Jack.
Jack a fini par s’exiler au Canada, mais cet exil n’était pas un nouveau départ léger. C’était un déracinement. Arrivé ici, il a continué à porter le poids de ceux qu’il avait laissés derrière.
Lors de l’« Opération Parasol », alors que des familles albanaises kosovares débarquaient à Halifax pour fuir la même terreur qu’il avait quittée, Jack a servi d’interprète auprès de la Croix-Rouge canadienne.
Il traduisait les cris, les récits de torture, les séparations familiales, les pertes impossibles à réparer. Il n’était pas un témoin détaché: il comprenait chaque mot, chaque nuance, chaque douleur.
Ces histoires sont restées gravées en lui et transmises à ses enfants, non pas comme un poids, mais comme un devoir: ne jamais oublier d’où ils viennent.
C’est pourquoi le médaillon n’est pas un bijou perdu dans une mêlée. C’est un morceau de mémoire. Un symbole transmis du père aux fils lors de son retour au Kosovo l’été dernier, un pont entre leur présent glorifié dans la LNH et un passé où leur famille se battait non pas pour marquer un but, mais pour rester en vie.
Quand Florian retourne sur la glace après le match, ce n’est pas un joueur qui cherche un accessoire: c’est un fils qui cherche une part de son histoire.
Et si sa performance sportive impressionne, c’est parce que son jeu traduit cette même énergie de survie. Pour un premier match dans la LNH, il n’a pas cherché à simplement « tenir son bout ». Il a dicté le ton.
Une passe décisive, des coups d’épaule qui ont secoué une défense torontoise affaiblie, une arrogance assumée devant le filet, et un combat mené sans hésitation, où chaque coup lancé semblait être un message: il n’est pas ici pour visiter. Il est ici pour rester.
Ce n’est pas un prospect fragile ni un joueur de profondeur interchangeable. C’est un attaquant nord-sud, brutal, efficace, bâti pour les séries, bâti pour la guerre des tranchées.
Ce que Montréal a vu samedi, ce n’est pas « le frère d’Arber ». C’est un joueur à part entière, qui a immédiatement trouvé sa place dans l’ADN émotionnel de cette ville.
Et pourtant, ce moment aurait pu n’être qu’un triomphe spectaculaire, un conte de fées parfait. Mais l’image du joueur cherchant un médaillon perdu transforme ce match en quelque chose de plus profond: un rappel que pour les Xhekaj, chaque gain sur la glace est lié à une histoire de résistance hors glace.
Florian n’a pas percé la LNH par talent naturel et repêchage glamour. Il a été ignoré, blessé, tenu loin du radar, repêché tardivement, et a dû bâtir sa carrière en frappant à la porte comme son père avait frappé aux frontières.
Quand il dit qu’il ne sait pas s’il pourra dormir, ce n’est pas l’excitation naïve d’un joueur recruté en première ronde: c’est le vertige d’un homme qui comprend ce que représente ce moment pour son nom de famille.
Et dans tout cela, impossible d’ignorer l’autre Xhekaj, déjà bien établi à Montréal. Arber, lui aussi marqué par des mois de critiques, de polémiques, de combats perdus et de doute public, a vécu ce moment avec émotion.
Le Centre Bell a rugi pour le combat spectaculaire de Florian, mais les coulisses ont raconté une histoire différente: celle d’une famille qui transforme la souffrance en fierté, d’un peuple qui se reconstruit loin de sa terre d’origine, et d’un fils qui a perdu un objet chargé de tout cela, sur une patinoire où il venait tout juste de se faire un nom.
Et maintenant? Florian ne retournera probablement pas à Laval. Son style est trop précieux, trop rare, trop aligné sur ce que Montréal réclame depuis des années. Le Canadien n’a plus un shérif. Il en a deux. Et ils portent le même nom.
Mais avant de penser au prochain match, il faudra peut-être retrouver ce médaillon. Parce que pour les Xhekaj, ce n’est pas du métal: c’est une histoire. Une racine. Une mémoire. Une identité.
Et elle mérite d’être retrouvée.
