Le Centre Bell sous le choc: un chef cuisinier Michelin dans de beaux draps

Le Centre Bell sous le choc: un chef cuisinier Michelin dans de beaux draps

Par David Garel le 2025-07-09

C’est un chef célébré. Un visage connu. Une figure médiatique omniprésente.

Mais derrière les cuisines luxueuses du restaurant Europea, l’étoilé Michelin montréalais, se cache, selon une enquête explosive de La Presse, un univers de peur, d’humiliation et de violence psychologique.

Et comme si ce n’était pas suffisant, voilà que Jérôme Ferrer, dans une tentative maladroite de se justifier, compare son restaurant… au Canadien de Montréal.

« Comme dans la Ligue nationale », dit-il fièrement, en invoquant son amour pour la Sainte-Flanelle, son ancienne proximité avec Jean Béliveau, et l’exigence de la haute performance.

Une comparaison qui laisse un goût amer. Parce que si l’on en croit les 23 anciens employés interrogés par le journaliste Charles-Éric Blais-Poulin, ce n’est pas de performance dont il est question ici, mais d’un véritable climat de terreur organisée, maquillé derrière la prétendue rigueur d’un chef exigeant.

Et pendant ce temps, au Centre Bell, on serre les dents. Car jamais dans l’histoire récente de l’équipe, son image n’a été invoquée dans un contexte aussi toxique.

Le département des communications du Canadien doit ressentir un frisson glacial à la lecture de ces lignes : vaisselle fracassée, insultes, harcèlement moral, manipulations, climat sexiste, menaces d’expulsion… Et tout ça, comparé fièrement au « Canadien de Montréal ». Geoff Molson doit en avoir mal au coeur.

Une cuisine « comme dans la Ligue nationale » ?

Dans ses propos, Ferrer insiste :

« Vous pouvez faire du hockey dans une ligue de garage, ou faire le Canadien de Montréal. On a de très hautes exigences. La haute gastronomie, ce n’est peut-être pas fait pour tout le monde. »

Pour lui, crier sur quelqu’un, lui dire « Go! Go! Bouge-toi! », ce n’est pas une agression. C’est le “rush” de la performance.

Mais les témoignages recueillis racontent une toute autre histoire.

Un ancien chef de partie raconte avoir été ciblé un soir par Ferrer. Ce dernier, insatisfait de la présentation d’une tasse de bisque de homard, aurait utilisé un Sharpie pour marquer la tasse d'un défaut invisible… avant de l'accuser faussement et lui lancer les plateaux au visage, faisant exploser la vaisselle brûlante sur son poste de travail.

« J’ai figé. Je suis parti dehors et je me suis mis à brailler comme un gros bébé », raconte-t-il.

Témoin de la scène, le chef Mathieu Perreault-Jessery confirme : « Il aurait vraiment pu le blesser. »

Ce ne sont pas des incidents isolés, selon l’enquête. Ce sont des patterns, des habitudes, sur plus de quinze ans de fonctionnement, de 2006 à 2025.

Mais ce qui ajoute une couche d’inconfort insoutenable à toute cette histoire, c’est la tentative de récupération du symbole du Canadien de Montréal par Jérôme Ferrer lui-même.

Dans plusieurs entrevues, il se dit « fanatique » du CH. Il affirme être un « passionné » de hockey, un homme qui « assiste à presque tous les matchs », et surtout, il revendique un lien personnel avec Jean Béliveau :

« J’ai eu le privilège de le côtoyer tous les jours. Il était mon voisin. Il prenait de mes nouvelles. »

Et c’est là que le lien avec le Canadien devient non seulement indécent, mais carrément dangereux : comparer un environnement décrit comme abusif à celui d’une institution aussi respectée que le CH, c’est entacher l’image même de l'organisation au complet.

Surtout que Jean Béliveau, c’était l’élégance. Le respect. La noblesse incarnée. Ce n’est pas lui qu’on imagine jeter une boîte à cigares en bois à la tête d’un coéquipier.

Ce n’est pas lui qu’on imagine traiter un employé de « trou de c... » ou de « fils de p... ». Et pourtant, c’est dans ce même souffle que Ferrer évoque son nom… pour justifier une atmosphère « intense », qu’il continue de nier, malgré les nombreux témoignages.

Des dizaines d’anciens employés décrivent une mécanique cruelle : chaque soir, un souffre-douleur. Un être humain ciblé, rabaissé, humilié.

Le but? Créer une tension permanente, maintenir un pouvoir absolu sur la brigade. « C’était comme une prison », dira un ancien chef. « Management par la terreur », confirmera un autre.

Paul Regie, aujourd’hui chef dans le sud de la France, raconte s’être fait lancer une boîte à cigares en bois parce que les petits pains à l’intérieur n’étaient pas assez chauds.

Plus tard dans la même soirée, une coquille d’œuf remplie de mousse de betterave lui est lancée en pleine poitrine. « J’en avais partout sur moi. »

Jérôme Ferrer, dans sa défense, nie tout. Il se dit prêt à passer un polygraphe. Il affirme que ces témoignages sont « des mensonges », qu’ils proviennent d’une poignée de frustrés incapables d’accepter une rétrogradation ou une critique.

Mais ce ne sont pas des cas isolés. 23 anciens employés. Une douzaine de récits similaires. Des violences verbales. Des menaces d’expulsion. Des journées de 15 heures non rémunérées.

Et à chaque fois, Ferrer brandit la même ligne : « Ce n’est pas pour tout le monde. C’est comme le Canadien. »

Parmi les mots cités par les témoins et attribués à Ferrer : « imbécile », « connard », « abruti », « sale merde », « bon à rien », « idiot », « fils de p... ». Et ce n’est pas une fois. C’est chaque jour, chaque service, chaque crise.

Un ancien employé, aujourd’hui à la tête d’un restaurant ailleurs au Québec, affirme qu’il a été « formé pour devenir un tyran de cuisine ». Le message était clair : tu ne cries pas? Tu ne fais pas peur? Tu ne diriges pas.

Et dans ce système, les femmes ont souvent eu encore moins de considération.

Cinq ex-employées racontent une ambiance sexiste évidente et omniprésente. On les appelait « la miss », peu importe leur poste.

On leur parlait à peine, sauf pour les engueuler. Une cheffe de partie dit s’être fait insulter sur son intelligence. Une pâtissière raconte deux « pétages de coche » de Ferrer :

« T’es conne, tu ne sers à rien. »

Encore une fois, Ferrer nie. « Par mégarde », dit-il. « C’était affectueux. Comme “petit”, “mon gars”… »

Mais dans l’univers décrit par des dizaines de voix, l’affection ne semble pas avoir eu sa place.

Le pouvoir, chez Europea, passait aussi par le contrôle des papiers. Plusieurs jeunes Français recrutés grâce au programme « Jeunes Professionnels » disent s’être sentis pris au piège, car leur permis de travail était lié à l’entreprise.

« Si tu parlais de partir, Ferrer menaçait d’appeler l’immigration pour te renvoyer en France. »

Un chantage à peine déguisé, dans un environnement déjà marqué par l’épuisement, la peur, et la déshumanisation.

Et dans ce chaos, c’est le Canadien de Montréal qu’on ose invoquer.

En associant son restaurant, entaché de dizaines de récits d’abus, au Canadien de Montréal, il met l’organisation dans une position intenable.

Déjà à fleur de peau dans un Québec hyper sensible à son image publique, le CH doit maintenant répondre à une question dérangeante : quand votre nom est associé à une culture de peur et d’abus, que faites-vous?

Ce n’est pas une question anodine. Ferrer est un visage médiatique. Il a été honoré par l’Ordre national du Canada. Il a été chef ambassadeur d’Air Canada. Il a porté son étoile Michelin comme un bouclier.

Mais aujourd’hui, ce sont ses casseroles invisibles qui font le plus de bruit.

Et ce bruit, il résonne jusqu’aux murs du Centre Bell.

Jusqu’ici, aucune réaction officielle du Canadien. Et on comprend pourquoi : comment se dissocier sans accuser? Comment condamner sans endosser la charge morale?

L’organisation est prise en otage d’une analogie qu’elle n’a jamais sollicitée, d’un parallèle absurde avec une équipe construite sur le respect, la cohésion, la fierté.

À ce jour, aucun joueur du Canadien n’a lancé une boîte à cigares à un coéquipier. Aucun entraîneur n’a traité un défenseur de « sale merde ». Aucune légende n’a dit à son ailier : « T’es un fils de p.... »

Alors comment tolérer que le nom du CH soit utilisé dans cette justification d’une gestion tyrannique?

Les témoignages de ceux qui ont souffert à Europea ne sont pas tous uniformément négatifs. Certains affirment en être sortis meilleurs, plus rigoureux, plus forts.

Mais beaucoup racontent des séquelles psychologiques, des dépressions, des pertes de poids extrêmes, des doutes profonds sur leurs capacités.

« J’ai pensé que je ne savais plus cuisiner », dira un ancien employé en larmes.

Dans ce contexte, le parallèle avec le Canadien devient non seulement erroné, mais obscène.

La haute gastronomie n’a pas besoin de tyrannie. Pas plus que la LNH.

Elle a besoin de rigueur, oui. De passion, bien sûr. Mais aussi d’humanité. D’encadrement. De respect.

Le cas Jérôme Ferrer devient, malgré lui, un miroir d’une société en mutation. Une société qui dit non au harcèlement. Non à la violence verbale. Non à la glorification des despotes de cuisine, même étoilés.

Et surtout : non à l’instrumentalisation d’institutions comme le Canadien de Montréal pour justifier des comportements condamnables.

Il y a un monde entre l’exigence d’un coach de la LNH et la peur panique d’un commis qui se fait insulter à chaque service. Il y a une éternité entre Jean Béliveau et ce qui a été décrit chez Europea.

Et ce fossé, Jérôme Ferrer vient de le franchir… en traînant le CH dans sa chute.