Pensées pour Eugénie Bouchard: la douleur dans le coeur

Pensées pour Eugénie Bouchard: la douleur dans le coeur

Par David Garel le 2025-07-26

C’est une page déchirante qui se tourne dans le livre du sport canadien.

Pas une page banale. Pas une simple ligne de plus dans un palmarès de carrière. Non. C’est un chapitre de feu, de larmes et de silences, qui se clôt alors qu’Eugénie Bouchard s’apprête à disputer le dernier tournoi de sa vie professionnelle. Un dernier service. Un dernier sourire. Une dernière douleur.

Elle nous rappelle que derrière les projecteurs, derrière les couvertures de magazines, les podiums, les commanditaires et les jugements, il y a eu une femme qui a souffert. Souffert physiquement. Souffert émotionnellement. Et qui a tenu bon, même quand tout l’appelait à abandonner.

À neuf ans, Eugénie Bouchard frappait déjà la balle comme une adulte. Son regard était froid, précis, habité. Sylvain Bruneau, son premier coach, a tout de suite vu ce que peu savaient nommer : elle avait « quelque chose de spécial ». Une intensité rare. Une obsession du détail. Une soif de perfection.

Elle rêvait de Wimbledon. Elle y est arrivée.

Et ce rêve, devenu réalité en 2014, est aussi devenu le début de son calvaire.

Le 5 juillet 2014, elle entre sur le court central du All England Club. Finale de Wimbledon. Elle est la première Canadienne à atteindre ce stade d’un tournoi du Grand Chelem. Elle est au sommet du monde. La planète tennis découvre une étoile. Le Canada croit avoir trouvé sa reine.

Mais ce jour-là, elle perd. En deux sets secs. Et ce revers, loin de n’être qu’une défaite, marque le début d’un long chemin de croix.

« Ce dont je me souviens le plus, c’était juste avant le match. Mes mains sont devenues super moites… Et c’est là que je me suis rendu compte que j’étais plus nerveuse que je pensais. »

Ce match, elle le portera comme une brûlure. Non pas pour avoir échoué, mais pour ce que cette journée a déclenché : des attentes irréalistes, une pression démesurée, une exposition médiatique étouffante.

À partir de là, tout ce qu’elle fera sera jugé. Chaque victoire sera "normale". Chaque défaite, "une catastrophe".

La douleur invisible...

Le tennis est un sport cruel. Solitaire. Impitoyable. Et Bouchard, malgré tout le glamour autour d'elle, a tout vécu dans la douleur.

« Un soulagement, parce que je n’aurai plus besoin de souffrir », a-t-elle dit, d’une voix calme, en conférence de presse cette semaine.

Des mots simples. Tranchants. D’une franchise brutale.

« Le tennis est un sport difficile. Tu dois accepter et endurer la douleur physique chaque jour. Et je le fais depuis 25 ans. »

Vingt-cinq ans de douleurs physiques. De blessures. De séances de traitement. De réveils impossibles. De commotions cérébrales. D’abdominaux déchirés. De tendons qui lâchent. De coudes qui brûlent. Et le tout, sur fond de haine en ligne.

Mais ce n’est pas que son dos ou ses poignets qui ont souffert. C’est son image, son apparence, son corps entier, scruté, disséqué, critiqué.

« Les gens ne voyaient qu’une fraction de ma vie, et ce n'était jamais suffisant pour échapper aux critiques. »

Elle s’entraînait six heures par jour, mais osait publier une photo d’elle au cinéma? Elle se faisait traiter de paresseuse. Elle posait en bikini? Elle était accusée de chercher l’attention.

« J’ai reçu tant de haine pour avoir fait autre chose que du tennis. C’était un fardeau ayant pesé lourd sur mes épaules. »

Elle n’a jamais été pardonnée d’être belle. Jamais. Comme si cela l’empêchait d’être une athlète crédible.

Le miroir des réseaux sociaux est devenu sa fracture psychologique

Les réseaux sociaux ont été son plus grand succès et son pire ennemi.

Chaque publication est devenu une claque pour Genie. Chaque commentaire, un uppercut. Elle en a parlé, longtemps après, dans une confession bouleversante :

« Je me disais : ils ont sûrement raison ! Et ça, c’est dangereux. J’ai laissé les voix dans ma tête l’emporter. »

Elle a cru qu’elle était mauvaise. Pas seulement comme joueuse. Comme personne.

« Le lavage de cerveau fonctionne. Quand tu entends une chose tous les jours, tu finis par y croire. »

Et comme si son corps ne suffisait pas à porter cette souffrance, son identité est devenue sa plus grande angoisse.

Lorsqu’elle affirme ne pas avoir un accent québécois, mais "anglais", "et tant mieux", elle réveille une vieille blessure collective. Une gêne. Un rejet.

Pourquoi ce besoin de se dissocier de ses racines?

Pourquoi accorder une entrevue à TSN, mais pas à RDS? Pourquoi choisir les médias anglophones, alors qu’elle prend sa retraite… à Montréal?

Il y a là un message silencieux, mais lourd. Elle ne s’est jamais sentie comprise ici. Aimée, oui. Vénérée, parfois. Mais jamais pleinement acceptée.

Elle aurait pu craquer bien avant. Mais elle a tenu. En silence.

Lorsqu’elle s’est tournée vers le pickleball, on a ri. Lorsqu’elle a tenté de revenir, elle a été ignorée. Lorsqu’elle a perdu contre des inconnues, elle a été humiliée. Lorsqu’elle a maigri, elle a été traitée d’anorexique. Lorsqu’elle a pris du muscle, elle a été appelée "gonflée".

Elle n’a jamais eu la paix.

Aujourd’hui, elle dit qu’elle est soulagée. Mais dans son regard, on lit la fatigue. Une fatigue d’une génération entière. Fatigue d’être parfaite. D’être exemplaire. D’être belle, bonne, forte, sexy, intelligente, fluide, médiatique, disponible. Tout ça, à la fois. Tout le temps.

Elle le dit elle-même :

« Je veux que ce soit un party, pas des funérailles. Tout va bien ! »

Mais on le sait. Ce n’est pas tout à fait vrai.

C’est un deuil. Celui d’une carrière. D’un rêve. D’un corps. D’une fierté nationale qu’on a maltraitée.

Contre Emiliana Arango, la Colombienne 81e au monde, elle tentera de savourer. Non pas gagner. Savourer.

« Apprécier chaque moment, gagner un point, ressentir chaque instant de manière exagérée. C’est cliché, mais je veux être dans chaque moment, parce que ça va passer vite. Et après ce sera du passé. »

Elle veut que ce soit une fête. Mais c’est un enterrement de jeunesse. Le dernier souffle d’une femme de 31 ans qui en a vécu 80 dans son âme.

À celles et ceux qui ont cru qu’elle n’était qu’une "Instagram girl", à ceux qui l’ont humiliée pour sa beauté, son accent, ses commanditaires, ses blessures, ses choix de carrière ou de tenues :

Elle vous a toujours entendus.

Mais elle a décidé de vivre. Malgré vous.

Elle a traversé le feu. Et elle est encore debout.

Et aujourd’hui, à Montréal, elle ne vous demande plus rien.

Elle joue pour elle.

Pour la petite fille de 9 ans.

Pour la femme de 31 ans qui n’a plus besoin de souffrir.

Pour que, dans 30 ans, elle puisse se souvenir de cette semaine… comme d’une libération.

Et nous, pendant ce temps, on devrait se souvenir non pas de ses défaites, mais de sa résilience. De sa dignité. Et de sa douleur.

Eugénie Bouchard ne prend pas sa retraite.

Elle s’échappe d’une cage qu’on a construite autour d’elle.

Et c’est peut-être la plus belle victoire de sa carrière.