Rage dans le coeur: le Québec pense à Eugénie Bouchard

Rage dans le coeur: le Québec pense à Eugénie Bouchard

Par David Garel le 2025-07-31

Un dernier revers. Un ultime cri du cœur. Et puis, le silence. Ou plutôt, l’écho des clameurs.

Celles d’un peuple québécois qui, pendant plus d’une décennie, a tant aimé et tant jugé Eugénie Bouchard. Une carrière s’est terminée sous les projecteurs du Stade IGA, mais c’est tout un roman national qui s’est refermé, entre les larmes de la principale intéressée et l’ovation d’un public qui, enfin, semblait prêt à lui pardonner.

Eugénie Bouchard n’a jamais été une joueuse comme les autres. Elle fut une étoile filante, mais pas une de celles qui passent sans laisser de trace.

En 2014, elle fracassait les murs invisibles du tennis féminin canadien. Demi-finaliste à Roland-Garros, demi-finaliste à Melbourne, finaliste à Wimbledon. Une étoile, oui. Mais surtout, un phénomène médiatique planétaire.

Trop belle, trop jeune, trop blonde, trop populaire pour ne pas déranger. Très vite, elle est devenue plus qu’une joueuse. Elle est devenue un produit. Et son corps, une marchandise à commenter.

Ses courbes ont été scrutées, ses photos Instagram analysées comme des bulletins de performance, ses tenues d’Halloween décortiquées à coups de claviers rageurs.

Elle devenait pour certains une icône sexy, pour d’autres un symbole de superficialité.

« Elle est plus mannequin qu’athlète », entendait-on à chaque chute au classement. À chaque défaite, le jugement tombait plus fort. Elle posait trop, elle riait trop, elle parlait trop. Et trop souvent, on oubliait de parler de son tennis.

Dans une entrevue donnée à The Players’ Tribune, elle avait déjà ouvert la porte à la douleur invisible :

« Les gens pensent que je suis invincible parce que je souris. Mais je souffre. Je souffre beaucoup. »

Et cette souffrance, elle ne l’a pas toujours exprimée. Elle l’a camouflée derrière des publications provocantes, des entrevues contrôlées, des commandites lucratives.

Pendant que le Québec la désavouait peu à peu, pendant qu’on se moquait de ses costumes d'Halloween de "vache sexy", Bouchard encaissait. Encore et encore.

La cassure avec le Québec francophone a été brutale. Ce commentaire malheureux, ce fameux « je ne parle pas avec un accent québécois, alors au moins, ça c’est bon », restera dans les mémoires comme une trahison culturelle. Une claque à l’identité d’un peuple.

On oublia alors les revers croisés, les balles de match sauvées. On se concentra sur les mots de travers, les entrevues accordées à TSN mais pas à RDS, sur l’impression qu’elle fuyait ses origines. Comme si elle avait honte de ses racines.

Mais si le cœur du Québec s’est durci à son endroit, c’est que le corps de Bouchard, lui aussi, s’était raidi. Les blessures se sont multipliées.

L’épaule, le dos, les poignets, les abdos… aucune parcelle de son corps n’a été épargnée. Dans sa dernière conférence de presse, la voix tremblante mais le regard ferme, elle l’a dit avec une franchise désarmante :

« Un soulagement, parce que je n’aurai plus besoin de souffrir. »

Souffrir, elle l’a fait en silence. Pendant des années. Les anti-inflammatoires, les infiltrations, les nuits sans sommeil, les vols interminables pour des tournois de seconde zone, tout cela pour quelques points au classement.

Mais l’illusion était tenace. Aux yeux du monde, elle restait cette star glamour qui faisait la couverture de Sports Illustrated.

Peu de gens comprenaient à quel point, dans les coulisses, la douleur physique était constante. Une douleur qui, à force d’être niée, est devenue émotionnelle.

Elle avait neuf ans lorsque Sylvain Bruneau a vu en elle ce que personne d’autre ne voyait encore. Un feu sacré. Une obsession du détail. Une détermination glaciale.

Ensemble, ils ont bâti une machine à gagner. En 2014, le rêve s’est concrétisé. Et dès l’année suivante, il s’est effondré.

La pression, les blessures, les attentes démesurées. La chute a été aussi spectaculaire que l’ascension. On lui a reproché tout ce qu’on ne reproche jamais à un homme.

D’être jolie, d’être médiatisée, d’avoir des commandites. Même ses vacances devenaient sujet de chronique. Eugénie la superficielle. Eugénie la vendue.

On oubliait qu’elle se battait, chaque jour, contre la douleur, contre le doute, contre l’impression d’avoir été vidée trop tôt.

On oubliait qu’elle avait connu plus de hauts à 20 ans que la majorité des joueuses en une carrière entière. Et qu’à 22 ans, elle était déjà considérée comme « finie ».

Et puis, il y a eu hier soir.

Un match contre Belinda Bencic, 17e tête de série. À 31 ans, Bouchard n’était pas favorite. Pas sur papier. Pas dans les gradins.

Mais elle avait quelque chose que personne d’autre n’avait : un cœur de lionne, et l’intuition que ce moment serait le dernier. Et elle a livré un match magnifique, digne d’une championne. Le score ? 6-2, 3-6, 6-4 pour la Suissesse. Mais tout le monde a compris : ce n’était pas une défaite. C’était une délivrance.

Dès l’échauffement, on sentait la tension. Elle frappait la balle avec la rage de ceux qui veulent tout donner une dernière fois.

Et quand elle a brisé Bencic en début de troisième manche, le stade a explosé. Le rêve devenait possible. Le miracle imminent.

Mais même si la victoire ne fut pas au rendez-vous, elle est sortie la tête haute. Ce n’est pas la balle qui est sortie à la fin. C’est une décennie de douleurs, de critiques, d’injustices, qui s’est envolée.

Sur son banc, serviette sur le visage, elle a pleuré. Pas des larmes de tristesse. Des larmes de clôture. Et quand le public s’est levé, unanime, pour scander « Genie ! Genie ! », quelque chose s’est brisé. Un mur. Une barrière invisible entre elle et son peuple. Le Québec, pour la première fois depuis longtemps, la regardait avec tendresse.

Et Eugénie, la guerrière froide qu’on disait distante, s’est effondrée. Les larmes coulaient sur ses joues. Puis elle a pris le micro. Un peu d’anglais, puis ce moment si rare, si pur, si inattendu :

« Merci, merci, merci. Je vous aime. »

Trois mots qu’on n’attendait plus. Trois mots qui ont fait chavirer un stade.

Une sortie à la Hollywood.

Ce dernier match avait tout d’un film. Une héroïne déchue, un dernier combat, une foule conquise, des larmes, et un rideau qui tombe.

Même Belinda Bencic a cédé sa place à Bouchard pour l’entrevue d’après-match. Une cérémonie improvisée. Une vidéo hommage. Des bras tendus. Des cris. Des fans en larmes. On se serait cru au Forum, le 9 décembre 1995.

Et dans ce chaos d’amour retrouvé, on s’est tous dit la même chose : si Eugénie Bouchard avait été aussi humble, aussi ouverte, aussi émotive pendant sa carrière, peut-être que tout aurait été différent.

Peut-être qu’elle aurait reçu plus d’amour. Peut-être qu’on aurait mieux compris sa souffrance. Mais ce n’est pas à nous de réécrire le passé.

Eugénie Bouchard n’est pas parfaite. Elle l’a rarement été. Mais hier soir, elle a été vraie. Authentique. Et c’est tout ce qu’on attendait depuis dix ans.

Elle a reconnu, en actes sinon en mots, qu’elle avait parfois tenu son monde à distance. Qu’elle avait voulu contrôler son image, fuir les jugements, se protéger à outrance.

Mais hier, elle a laissé tomber le masque. Et on a vu, derrière la championne, une femme. Une femme blessée, mais forte. Une femme critiquée, mais courageuse.

Et c’est peut-être ça, la vraie victoire d’Eugénie Bouchard. Elle n’a pas quitté le tennis comme une icône figée dans la superficialité. Elle est partie comme une humaine. Apaisée. Réconciliée.

Eugénie, merci pour tout. Et surtout, bravo d’être restée debout.