Il faut appeler les choses par leur nom. Ce qui s’est passé avec Luc Boileau cette semaine n’est pas qu’un simple dérapage humain.
Ce n’est pas non plus une anecdote isolée qu’on pourrait évacuer d’un revers de main, comme l’a tenté de le faire Patrick Lagacé dans sa chronique dégoulinante d’indulgence. Non. C’est un symptôme.
Un symptôme grave d’un pouvoir, politique, institutionnel, médiatique, qui se referme sur lui-même.
Un système qui se protège, qui se justifie, qui s’auto-pardonne. Et Lagacé, qu’on le veuille ou non, s’est hissé en plein cœur de cette mécanique-là. Il n’est plus justicier d’une époque, il en est devenu le cosméticien.
Tout le monde a vu la vidéo. Le directeur national de santé publique, Luc Boileau, perd ses nerfs après un trottinettiste qui passe près de lui, brûle un feu piétonnier, filme la scène. Boileau explose :
@donnaabi810 #boileau #santepublique #quebectiktok #fyp #🤣 ♬ son original - Donna 3
« Estie de débile ! »
« T’es ben laitte, toi, câlisse ! »
« Tu sais tu sais à qui tu t’adresses ? »
Et là, le plus croustillant :
« Je suis le directeur national de santé publique, tu vas avoir un ticket. »
Dans un monde normal, ce genre de sortie publique, filmée, commentée, relayée en boucle sur les réseaux sociaux, vaudrait à n’importe quel fonctionnaire une remise en question immédiate, peut-être même une mise à pied temporaire ou un congédiement définitif. Mais ici, non. On banalise. On enterre. On recouvre.
Patrick Lagacé aurait pu faire ce que tout chroniqueur doit faire : nommer, critiquer, questionner. Au lieu de ça, il a sorti son plus beau coton ouaté d’ami compréhensif.
Un texte qui explique que Boileau est humain, qu’il a eu peur, qu’il a été pris par surprise, qu’on devrait tous se mettre à sa place.
Le pire, c’est qu’il a même évoqué que si c’était lui à la place de Boileau, il aurait sans doute réagi pareil. Comme si c’était ça le barème.
On n’attend pas d’un journaliste qu’il se substitue à un directeur de santé publique. On attend de lui qu’il le surveille. Qu’il l’évalue. Qu’il le confronte à ses responsabilités. Lagacé, en se mettant dans les bottines de Boileau, a laissé tomber celles du public.
Et le timing rend le tout encore plus malaisant. Il aurait pu choisir n’importe quel sujet. Il a choisi celui-là. Pourquoi ? Par réflexe de clan ? Par instinct de survie médiatique ? Par loyauté envers un homme, ou envers un système ?
Difficile à dire. Mais ce qu’on sait, c’est que le message envoyé est clair : si t’es dans le bon cercle, on va t’arranger ça.
Ce que Lagacé fait, ce n’est pas de l’opinion. C’est du damage control. Il n’a pas expliqué la colère de Boileau, il l’a excusée.
Il n’a pas mis la lumière sur le privilège de cet homme en autorité, il l’a banalisé. Et il l’a fait en se mettant lui-même entre l’indignation du public et la figure du pouvoir.
C’est l’effet parasol : on détourne l’attention, on adoucit l’angle, on redéfinit les mots. On passe du « sais-tu à qui tu t’adresses ? » à « je suis juste un humain stressé ».
Mais ce n’est pas n’importe quel humain. C’est le directeur national de santé publique. Et c’est ça, le cœur du malaise.
Difficile d’ignorer non plus que La Presse dépend largement de subventions gouvernementales. Sans cette bouée, le navire aurait déjà coulé.
Alors, quand vient le temps de critiquer un représentant de l’État, un haut dirigeant, un proche des rouages politiques… la main tremble.
Lagacé, dans sa posture protectrice, n’évoque à aucun moment ce rapport-là. Il ne questionne jamais le contexte de cette indulgence. Il ne remet pas en cause la dynamique de pouvoir. C’est comme si, subitement, un journaliste expérimenté avait oublié ce qu’est un conflit d’intérêts structurel.
On peut tous compatir avec Boileau sur le plan humain. Mais ce n’est pas ça, la job d’un chroniqueur. Sa job, c’est d’être au service du lecteur. Pas au service de l’État. Et surtout pas au service de la main qui paie le loyer du média.
Ce que ça dit du Québec actuel?
Ce n’est pas qu’une anecdote. C’est un miroir. Le Québec vit une époque où les pouvoirs se replient. Où les critiques sont de plus en plus vues comme des agressions. Où l’élite politico-médiatique se recroqueville sur elle-même, se protège mutuellement.
On le voit maintenant avec cette tentative de revaloriser un Boileau débordé comme s’il avait juste trébuché dans une flaque d’eau.
Et pendant ce temps, ceux qui posent des questions, ceux qui creusent, ceux qui refusent de s’agenouiller devant la version officielle sont traités de « populistes », de « colporteurs de rumeurs », de « faiseurs de clics ».
C’est pratique. C’est efficace. Et ça évite surtout de se regarder dans le miroir.
Imaginez deux secondes qu’un citoyen anonyme, dans la même situation, se mette à hurler des injures à un cycliste, à lui dire qu’il est « ben laitte », qu’il va « avoir un ticket », en brandissant sa profession comme une menace. Imaginez maintenant qu’on apprenne que ce citoyen est un cadre supérieur du ministère de la Santé.
La presse en ferait ses choux gras. Les éditos s’enchaîneraient. La critique pleuvrait.
Mais là, c’est Luc Boileau. Alors on sort les mouchoirs. Et c’est Lagacé qui les distribue.
Ce deux poids, deux mesures, c’est ce qui érode la confiance du public. Ce n’est pas un article sur un ton fâché. Ce n’est pas une vidéo virale. Ce n’est même pas une démission qui détruit la crédibilité. C’est l’accumulation de ces petits arrangements avec la vérité. De ces trahisons molles. De ces alliances presse-gouvernement.
Ce que Lagacé ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre, c’est que ce n’est pas Boileau qui est le plus critiqué dans cette histoire. C’est lui.
C’est lui qui a décidé, seul, que cette scène de rue méritait un plaidoyer. C’est lui qui a choisi d’ignorer la dimension politique, éthique et institutionnelle de l’affaire.
C’est lui qui a mis sa crédibilité au service d’un homme en autorité, au lieu de la mettre au service du public.
Et dans ce choix-là, il y a quelque chose de tragique. Parce qu’on sent que Lagacé a encore envie d’être ce gars qui dérange. Mais il ne dérange plus personne. Il rassure. Il panse. Il tempère.
Il ne provoque plus de malaises dans les cercles de pouvoir. Il en fait partie.
Ce que cette histoire nous apprend, c’est qu’il ne faut pas se laisser endormir. Qu’il faut continuer à poser des questions. Qu’il faut exiger plus de nos journalistes. Qu’on ne peut pas accepter que ceux qui ont un micro aussi puissant deviennent des matelas pour amortir les chutes des puissants.
Boileau s’est effondré verbalement ? Peut-être. Mais Lagacé, lui, s’est effondré éthiquement. Et ça, c’est encore plus préoccupant.
Parce que contrairement à Boileau, il n’était pas dans une ruelle, bousculé, surpris. Il était à son bureau, calme, lucide. Et il a décidé que la meilleure chose à faire, c’était de venir au secours de l’ordre établi.
C’est un choix éditorial. C’est un choix moral. Et c’est un choix qu’il va traîner longtemps.