Le 9 juin 1993, Jacques Demers gravissait l’Everest du hockey.
Il soulevait la Coupe Stanley à bout de bras, au Forum de Montréal, dans une explosion de joie pure. Il était là, au centre de la glace, entouré de ses joueurs, ses guerriers, ses fils spirituels.
Le dernier à avoir accompli cet exploit pour le Canadien de Montréal. Le dernier à avoir donné au peuple québécois une nuit de fierté, d’unité, d’éternité. Ce soir-là, Jacques Demers n'était pas qu'un entraîneur : il était l'âme du Québec.
32 ans plus tard, jour pour jour, Jacques Demers vit dans l’ombre. Pas un mot du Canadien de Montréal. Pas une image sur les réseaux sociaux. Pas une commémoration, pas un rappel, pas une vidéo, rien.
Le nom de Jacques Demers a été rayé. Effacé. Comme si la maladie qui le ronge justifiait l’oubli. Comme si l’aphasie et la paralysie qui l’emprisonnent avaient aussi paralysé la mémoire collective. Comme si on voulait faire disparaître cet homme dès qu’il est devenu vulnérable.
Et c’est absolument ignoble.
L’oubli est la pire des trahisons.
Le 9 juin 1993 n’est pas qu’une date. C’est un moment charnière dans l’histoire du Québec moderne. Ce soir-là, Jacques Demers écrivait une page de légende, contre toute attente, contre les prédictions, contre les puissances de la LNH.
Il a conduit une équipe modeste vers un miracle. Et aujourd’hui, ce miracle est négligé. Ni Geoff Molson, ni Jeff Gorton, ni Kent Hughes, ni le compte officiel du CH n’ont cru bon de souligner ce moment. Et ça, c’est une tache sur leur honneur. Une gifle pour sa famille. Un crachat en plein visage pour ceux qui se souviennent.
Jacques Demers est aujourd’hui prisonnier de son propre corps. Deux AVC ont transformé sa vie en lutte silencieuse. Il est paralysé du côté droit. Il vit en chaise roulante. Il souffre d’aphasie, ne pouvant plus prononcer les mots qu’il pense.
Mais il comprend tout. Il réagit encore aux matchs du Canadien. Il sourit quand ils gagnent. Il bougonne quand ils perdent. Il est encore là. Et le CH ne l’est plus pour lui.
Ce que plusieurs ignorent, c’est que Jacques Demers a encore toute sa tête. Ce n’est pas l’oubli. Ce n’est pas la confusion. C’est la prison. Il comprend tout. Il ressent tout. Il reconnaît tout le monde. Mais il ne peut plus parler. Les mots ne sortent plus.
Son frère Michel l’a dit avec une tristesse poignante :
« Une personne qui ne connaît pas sa condition pourrait le voir assis, bien habillé, et croire qu’il est en parfaite santé. Mais Jacques est enfermé dans son corps. Il est totalement lucide. »
Et ce silence imposé est sans doute la plus grande cruauté de toutes. Car cet homme, qui a su galvaniser des vestiaires, électriser les médias, et parler au cœur d’un peuple, ne peut plus dire ce qu’il pense. Il tente. Il essaie. Et lorsqu’il échoue, il se fâche, il tape sur la table, il pleure.
Debbie, son épouse, le voit souffrir chaque jour. Elle apprend à lire dans ses yeux ce qu’il ne peut plus dire.
« Il sourit quand il est heureux. Il bougonne quand le CH perd. Il baisse la tête quand il est triste. »
Et dans ces silences, il y a des cris que seuls ses proches savent entendre.
Et pendant ce temps, le 9 juin 2025, les stations de radio sportives, les médias spécialisés, les anciens joueurs, les chroniqueurs de salon… ont parlé du 32e anniversaire de la dernière Coupe Stanley.
Mais aucun n’a nommé Jacques Demers. Pas un mot sur celui qui a tout sacrifié. Qui a donné au peuple cette nuit d’orgueil et d’unité. Rien.
Même pas une publication du CH. Même pas un visuel noir et blanc. Même pas une pensée. C’est comme si l’homme était devenu invisible. Parce qu’il ne parle plus, on a décidé de ne plus parler de lui.
C’est la plus grande violence de toutes : réduire Jacques Demers à un silence. Un homme qui, même privé de sa voix, mérite qu’on l’écoute.
Le silence de l’organisation est assourdissant. Le Canadien n'a jamais oublié Guy Lafleur ou Jean Béliveau. Mais Jacques Demers ? On fait comme s’il n’avait jamais existé. Comme s'il avait disparu selon le CH.
Geoff Molson n’a jamais réclamé son admission au Temple de la renommée. Aucune campagne. Aucune lettre. Aucune mobilisation. Et ça, c’est d’une hypocrisie désarmante.
Demers est le seul entraîneur de l’histoire à avoir remporté deux fois le trophée Jack-Adams de suite. Il a été le premier coach des Nordiques en LNH. Il a ressuscité les Red Wings. Il a guidé des générations de joueurs, de Michel Goulet à Patrick Roy.
Surtout, il a réussi tout cela en étant analphabète. En cachant cette souffrance profonde. En se battant contre lui-même. Il a inspiré des milliers de jeunes au Québec. Et le CH l’ignore.
Pendant que les caméras se braquent ailleurs, Debbie, son épouse, veille sur lui. Chaque jour. Elle interprète ses regards, ses soupirs, ses silences. Son frère Michel, dans une poignante entrevue, a raconté cette scène :
« Parfois, il veut parler et n’y arrive pas. Il tape sur la table. Il pleure. C’est atroce à voir. »
On se souvient aussi de cette journée où le voisin, incapable de le joindre, est entré dans sa maison. Jacques était en pyjama, debout, confus, incapable de parler. Victime d’un AVC. Seul. Oublié.
Et aujourd’hui encore, on le laisse seul. On le laisse dans le silence. On ne l’invite à aucune cérémonie. On ne lui rend aucun hommage. C’est une trahison nationale.
Comment le Temple peut-il justifier l’absence de Jacques Demers ? Il a dirigé plus de 1000 matchs. Il a été un pionnier, un motivateur, un stratège. Il a changé des vies. Il a redonné de la fierté à tout un peuple. Et il reste l’un des seuls entraîneurs à avoir fait tout cela sans jamais réclamer les projecteurs.
Mais le Temple, comme le CH, semble l’avoir abandonné. Parce qu’il ne parle plus ? Parce qu’il ne peut plus faire de discours ? Parce que sa voix est devenue silencieuse ? C’est une honte. Une injustice. Un scandale silencieux.
Jacques Demers est encore vivant. Et il ressent tout.
Chaque défaite du CH, il la vit. Chaque victoire, il la savoure. Quand il est heureux, il sourit. Quand il est triste, il baisse la tête. Son frère l’a dit :
« Il reconnaît tout le monde. Il est parfaitement lucide. Il est prisonnier de son corps, mais pas de sa conscience. »
Alors pourquoi l’enfermer dans le silence ? Pourquoi l’enterrer vivant ? Pourquoi ne pas lui donner, maintenant, de son vivant, la reconnaissance qu’il mérite ? Le Temple n’a-t-il donc aucune humanité ? Le CH a-t-il donc si peu de mémoire ?
Le temps presse. Le temps fait mal.
Jacques Demers ne pourra pas faire un discours au Temple. Mais il pourra le vivre. Il pourra le ressentir. Il pourra le savourer avec ceux qui l’aiment.
Mais pour cela, il faut agir. Il faut que le Canadien, que Geoff Molson, que Jeff Gorton, que Kent Hughes, que Chantal Machabée, que tout le monde se lève et crie : « ASSEZ ! »
Assez de l’oubli. Assez du silence. Assez de l’indifférence. Jacques Demers n’est pas une note de bas de page dans l’histoire du CH. Il est un chapitre complet. Il est l’âme de 1993. Il est notre plus beau souvenir. Et il est temps qu’on le dise haut et fort.
Jacques Demers ne doit plus jamais être oublié.
Pas aujourd’hui. Pas demain. Pas tant qu’il respire. Parce qu’il nous a fait vivre des émotions que plus jamais personne ne nous a redonnées. Parce qu’il a surmonté la pauvreté, l’analphabétisme, les moqueries, la maladie. Parce qu’il a été grand, humble, aimant.
Parce qu’il est encore là. Et qu’il nous regarde. En silence. Mais avec espoir.
Il est temps de réparer l’oubli. Il est temps d’écrire ce qui aurait dû être écrit il y a des années :
Jacques Demers, bâtisseur, immortel, héros.
Admettez-le au Temple. Donnez-lui l’hommage qu’il mérite. Avant qu’il soit trop tard.